Je commence à ne plus trop venir. Au bout d'une semaine. Je commence à sécher mon blog. Je commence à me trouver des excuses parce que je tousse un peu, parce que j'ai des courses à faire, parce que je n'ai le temps pour rien, alors pour ça, pensez...
C'est pas bien. J'aime écrire. Ou plutôt, comme disait André Gide, je n'aime pas vraiment écrire. J'aime avoir écrit. En ce moment même, je me dis avec une certaine satisfaction que dans moins d'une demi-heure, il y aura du nouveau sur mon blog.
L'autre jour, mon téléphone fixe a sonné, en plein milieu de l'après-midi. Un fixe qui sonne en plein milieu d'une après-midi de semaine, ça veut dire deux choses:
-
c'est de la pub.
-
Les profs, c'est vraiment des grosses feignasses qui passent l'après-midi à la maison à glander.
Le 2) n'est pas vrai. Je corrigeais des copies. Faites pas chier. J'ai eu une pensée un peu étonnante, une certaine curiosité mâtinée de plaisir masochiste. J'ai répondu en sachant parfaitement à quoi m'attendre, un type ou une fille d'une voix faussement enjouée allait me faire l'article sur les promos enchanteresses de l'avant-noël, qui allaient me permettre de capter des milliers de chaînes de télévision par satellite, me permettant ainsi de me rendre de nouveau accro aux séries américaines, moi qui n'ai jamais remordu à l'hameçon depuis l'arrêt de la série Friends. Ou bien une obséquieuse jeune femme allait m'annoncer que je faisais partie d'une miraculeuse short-list apte à gagner un «superbe caméscope numérique» à condition de bien vouloir passer rapidement dans le Cuir center le plus proche, afin de me faire la démonstration des nouveaux canapés Conforstyl tout cuir spécial troisième âge, résistant aux flaques d'urine médicamenteuse les plus acides. Je m'attendais à tout ça.
Je ne me doutais pas de ce qui m'attendait.
C'était la société Finaref, vous savez, une de ces sociétés de crédit revolving, qui vous proposent toutes de vous prêter de l'argent à un taux usuraire scandaleux. Sitôt que la jeune femme s'est présentée, j'ai regretté d'avoir répondu. En ces temps de crise économique profonde, les sociétés de crédit revolving sont des entreprise plus que florissantes, tout le monde aujourd'hui a un moment ou un autre besoin d'une petite rallonge de fin de mois, comme ça, allez hop, ni vu ni connu, ce mois-ci j'y souscris, tant pis, c'est un mois un peu dur, allez, la dernière fois je m'étais juré que c'était la dernière, mais là c'est sûr, promis, croix de bois croix de fer, c'est la dernière fois.
Ben oui, ça m'est arrivé il y a quelques années. Des mois de chômage consécutifs (avant de faire prof, j'ai fait chômeur, puis animateur télé,puis chômeur) La tristesse de voir que les choses, qui devaient aller mieux, ne vont toujours pas mieux: j'avais pris un crédit revolving. 500 euros, je crois. Et puis une autre fois aussi, un peu moins. 300 euros. Un truc comme ça. Bref, tout cela appartient au passé. Mais c'est sans compter les fichiers de la société Finaref, qui, eux, voient en moi la cible rêvée, le «contact» à réactiver, le client à retitiller, le brave pigeon à relancer...
La dame se présente donc et me demande si je suis toujours titulaire d'une carte Finaref (quand tu t'inscris chez eux, tu as droit à une carte de crédit magique, qui te permet de faire tes courses dans des grandes enseignes françaises, c'est une deuxième carte bleue, c'est formidable! Sauf que contrairement à ta vraie carte bleue, la petite carte Finaref en plastoc, elle ne correspond à aucun compte où tu aurais placé de l'argent, les sous sont à eux et si tu actives la carte, va falloir rembourser l'achat au prix fort)
Je réponds mollement à la dame que oui, je dois avoir une carte Foune à rêve, mais ça fait très très longtemps que je n'ai pas emprunté de l'argent chez eux. Et là, à l'évocation de l'emprunt, la dame se raidit visiblement. Sa voix se fait plus précipitée. Je sens que je viens de faire un faux pas! Un emprunt d'argent, mais n'importe quoi, il a rien compris, le monsieur! C'est un peu comme si j'avais, à vue de nez, donné une quarantaine d'années à une fille de 28 ans. Ça l'énerve beaucoup beaucoup, la dame, que je n'aie rien compris à la société Finaref:
«Ha mais attendez, monsieur, ce n'est pas un emprunt, c'est une réserve d'argent pour vous, disponible à tout moment! Ce n'est pas pareil, monsieur.»
Moi: «Mouais. Mais là j'ai pas besoin...»
Elle: «Une réserve d'argent activable à tout moment, jusqu'à 20 000 euros disponible tout de suite (Moi, dans ma tête: «Bordel, y a vraiment des gens qui font un crédit revolving de 20 000 euros???? Vus les taux, ils remboursent ça en combien, 158 ans?») C'est très simple monsieur, c'est la formule Mistral, il suffit de nous renvoyer la documentation signée pour recevoir, chez vous et sans AUCUN FRAIS, votre chéquier mistral que vous pourrez utiliser comme bon vous semble, monsieur. C'est de l'argent POUR VOUS, vous savez.»
La voix s'est faite plus cassante, plus autoritaire. La dame a perdu son ton guilleret du début de la conversation, de policée qu'elle était elle se fait gendarmesque. Je réalise alors subitement deux choses:
-
Je n'aurais JAMIS dû répondre à ce téléphone à la con.
-
Je dois vieillir, car visiblement j'ai une voix de vieux monsieur.
Hé oui, les vieux sont évidemment la cible privilégiée de ces commerciaux au rabais, de ces défonceurs d'évidences, de ces nieurs de réalité, prêts à tout pour caser un peu de dettes chez ceux qui jusqu'ici n'en avaient pas. Je proteste un peu:
«Oui, non mais là vous savez, j'ai pris un peu de sous chez vous il y a quelques années, mais vous savez, je n'ai pas besoin de 20 000 euros; si vous regardez, j'ai emprunté à chaque fois des petites sommes, je suis pas le bon client pour votre chéquier, franchement.»
C'en est trop pour elle. Elle veut fondre ma volonté dans sa logique de bulldozer. J'ai BESOIN d'un compte gratuit contenant 20 000 euros. C'est quand même pas possible ça, elle appelle chez un type pour lui OFFRIR 20 000 euros, et ce con n'en veut pas! Non mais on rêve, là, on REVE!
Alors, elle perd toute sympathie et prend avec moi le même ton que je prends quand un élève me gonfle depuis une demi-heure à ricaner avec son voisin et à ne rien suivre du cours, tout cela au premier rang.
«Écoutez, monsieur, là je ne vous comprends pas. Vous jouez à quel jeu, là, monsieur? (je vous jure qu'elle m'a dit ça, «vous jouez à quel jeu monsieur?») Il s'agit d'un compte POUR VOUS (Oui, oui, pour moi, je sais, pas pour Jean Rochefort ni pour benoît XVI, pour moi), avec une réserve d'argent dont vous allez disposer à votre guise (à ma guiiise, ha si c'est peut-être pour Rochefort), le tout immédiatement, monsieur. Là, je comprends pas, monsieur, je ne comprends pas.»
Hoooo si, tu comprends, espèce de petite saleté. Tu comprends très bien que les gens qui cèdent à tes imprécations cassantes viennent de mettre le doigt dans un engrenage, un véritable engrenage. Tiens, ce mois-ci j'ai du mal à boucler dans les clous; Allez hop, 200 euros, c'est facile! Et puis merde, le petit ça fait longtemps qu'il pigne pour avoir une nouvelle DS, tous les copains de l'école en ont une! Allez, encore 200 euros. De toutes façons, je rembourse tout doux, ça se voit pas. 75 euros par mois, ça va (ha merde, mois dernier, c'est passé à 100 euros, j'avais pas vu, c'est sans doute à cause des 500 que j'ai pris pour me racheter un frigo, vu que le mien avait quasiment rendu l'âme...)
Elle le sait très bien, la dame du téléphone. Mais de toutes façons, elle est obligée de passer ses journées à fourguer ses conneries de Mistral à la classe moyenne qui n'en finit plus de se pauperiser, à des retraités qui gagnent 1050 euros par mois et qui ont envie de faire plaisir aux petits-enfants quand même, parce que si elle ne le fait pas elle est virée, la dame du téléphone, or elle est loin d'avoir fini de rembourser l'emprunt sur sa clio, sur son frigo, sur son appart', la dame du téléphone. Alors elle prend sa grosse voix. Elle tance vertement es gens qui résistent.
Pour ma part, à ce stade de la conversation, je n'ai plus envie d’argumenter, ni de lui dire ce que je pense. Je choisis la solution lâche: je continue à l'écouter pester contre mon manque de jugeote en parlant à ma fille qui est en train de me montrer un dessin qu'elle vient de rapporter de sa chambre: «Oui ma chérie, il est très beau... Oui, là tu vois, il faut mettre du rouge pour la robe de la princesse... Oui, pardon, excusez-moi madame, je vais vous laisser je suis avec mes enfants, là...»
La dame est visiblement agacée par mon manque d'enthousiasme et de disponibilité. Elle abrège sèchement. J'imagine les secondes qui suivent, dans son box, avec son casque à micro, face à son écran d'ordi où défilent des noms et des téléphones. Elle en a plein le dos, la dame du téléphone. Les gens sont frileux en ce moment, ils ne veulent pas de la réserve d'argent Mistral, alors qu'elle a été faite pour vous, oui monsieur, pour vous, c'est de l'argent pour vous, monsieur, pour vous. Souvent, les gens ont déjà un, deux ou trois autres crédits revolving en cours. Là, ça sature. Elle a envie d'aller fumer une clope, mais la fin du mois c'est bientôt et il y aura des chiffres à fournir. Elle n'y est pas encore, à son chiffre mensuel, le chiffre que Romain, son supérieur, lui a fixé, il y a quelques mois. Elle n'aime pas trop Romain, avec ses chemises blanches à boutons violets carrés. Il lui parle toujours comme à une conne, avec ses chaussures pointues de bazar. Elle a peur. Elle pense à sa fille, qui doit faire des dessins avec des princesses, à la garderie. Ce soir, maman rentrera tard. Elle sera fatiguée, elle aura engueulé beaucoup de monde pour pas grand-chose.
On vit une époque pas terrible, en fait.