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20 octobre 2011 4 20 /10 /octobre /2011 13:16

La chronique d'aujourd'hui se propose de démontrer de façon irréfutable l'existence de Dieu. Quand vous aurez fini de lire ces lignes, vous saurez enfin.

 

 

Il y a cette semaine en moi une sorte d'obsession stoïcienne. Cela est probablement dû au fait que j'ai proposé à plusieurs de mes classes l'analyse et l'explication d'un texte de Sénèque (Sénèque, décidément!) Alors, j'y pense. Je pense à cette indécrottable résolution des philosophes antiques de vivre selon des préceptes sensés apporter un état de bonheur spirituel immédiat. Il ne s'agit pas seulement de vivre, mais surtout de bien vivre, car rien n'est moins sûr que la récompense hypothétique d'une vie d'ascèse dans un quelconque paradis supra-lunaire. Le bonheur se joue maintenant et se joue pour soi. Malgré les bonnes et mauvaises fortunes de la vie, il convient donc de garder un calme serein. Ces fortunes ne sont que les aléas d'ne même force naturelle inchangée qui commande à l'ensemble de l'univers. Tout ce qui t'arrive fait partie d'une loi. Même si cette loi te dépasse. Supporte et abstiens-toi.

 

C'est exactement l'idée que j'avais en tête mardi lorsque je suis sorti du travail et que j'ai commencé d'accomplir le long voyage jusqu'à mon domicile. Au bout de quelques minutes, alors que je traverse un quelconque village de la Loire Atlantique, une voiture qui me croise me fait un appel de phares. Il est trop tard, le flic est juste là, à quelques dizaines de mètres, sa paire de jumelles automatique a déjà enregistré ma vitesse excessive, et il me fait aussitôt signe de m'arrêter. A force de faire de la route, il fallait que ça me tombe dessus. Forcément. Loi du destin. Nature des choses. C'est normal: celui qui va trop vite se fait verbaliser. celui qui fume trop tousse et tombe malade. Celui qui est vieux doit s'attendre à mourir. Nous voici de plain-pied dans l'univers stoïcien.

 

Je me range gentiment. Tout se passe très vite, je n'ai même pas sifflé de "meeerde" ni de "Putaaain" entre mes dents. J'entrouvre ma portière alors que le flic aux jumelles marche vers moi d'un pas décidé. Je le vois s'approcher dans le rétroviseur de ma vieille ford break. Il se présente d'une voix claire et assurée et sans oublier le petit salut règlementaire ("c'est idiot", ai-je le temps de penser, "je ne suis pas un supérieur hiérarchique, il ne va pas se mettre au garde-à-vous, non plus.") Il est de la gendarmerie nationale. Il me demande mon permis de conduire et les papiers du véhicule.

 

Tout se passe exactement comme cela doit se passer en pareil cas, comme cela se passe toujours. Le ciel est gris, plombé d'un voile hivernal. Nous vivons les derniers moments de l'automne. Dans quelques jours, ce sera novembre. Je suis seul dans ma voiture arrêtée dans la ruelle déserte d'un village de campagne. Je suis en train de me faire punir par un inconnu parce que j'ai roulé trop vite. Le type est jeune, assez charmant. Métis, typé guadeloupéen. Il est brigadier. Il doit bien plaire aux filles avec son gentil sourire et son allure mince, juvénile, athlétique. Il doit vivre une vie paisible dans un pavillon de banlieue, dans une petite ville pas loin d'ici. Peut-être avec sa copine, une fille mince et un peu sophistiquée qui doit s'appeler Elodie ou Aurélie. Ils ont peut-être une petite fille qui s'appelle Juliette. Le type m'explique d'une voix concernée, appliquée, un peu sérieuse, que je roulais trop vite monsieur. "Hééé oui, je n'ai pas fait attention, lui répond-je d'une voix faussement navrée et chargée d'ironie envers moi-même. "Je sors du boulot, là, vous savez..." Le brigadier n'attend pas que les points de suspension se prolongent et m'exhibe l'appareil avec lequel il a enregistré ma vitesse. "C'est limité à cinquante, ici, monsieur, et vous rouliez à soixante-douze", me dit-il avec sa voix sérieuse et douce où aucun reproche n'affleure. Ce n'est pas la voix des vieux flics à moustache, cette voix d'agacement brutal contenu, où l'accusation froide n'en finit pas de tomber sur vous à chaque phrase coupante. "Vous voulez voir?" me demande-t-il en me mettant son appareil sous le nez. "Non, non, c'est bon je vous crois", lui-dis-je dans un sourire.

 

Je remarque que mon ton est moins dramatique que le sien, il semble plus navré de la situation que moi. Pour ma part, je suis conciliant, coopératif. Je lui demande si je dois sortir du véhicule, il me répond que non. Problème: je n'arrive pas à trouver le papiers de la ford. Sous le regard un peu absent du brigadier, je feuillette fébrilement les compartiments de mon portefeuille, je regarde dans mon cartable, tout ce cirque pour rien, je le sais, car j'ai très précisément en tête l'emplacement des papiers de la bagnole: ils sont dans la poche intérieure de mon imperméable, posé sur son cintre dans le placard de ma chambre, à Nantes. Pourquoi donc faire semblant de continuer à chercher en produisant des paroles à peine articulées, du genre «Beeeen... Roooh ben alors, rooooh...» Pour faire plaisir au brigadier sans doute, pour lui montrer toute l'acuité de ma préoccupation pour ses histoires de papiers. Au fond de moi je m'en fous de tout ça, je m'en fous de ce brigadier. Je veux mon papier blanc et jaune, je veux me barrer tout de suite, je veux rentrer chez moi, c'est tout. Après lui avoir avoué que je n'avais rien du tout, après l'avoir entendu dire qu'en principe «C'est 32 euros d'amende supplémentaire monsieur, mais là je ne vais pas vous les mettre pour cette fois, par contre il faudra repasser à la gendarmerie me les montrer vos papier, monsieur, vous pouvez passer demain?», après tout cela donc, il faudra attendre encore qu'il retourne à son camion rédiger le procès-verbal infamant. Pendant ce laps de temps solitaire qui me paraît très long, je n'ose pas rallumer la radio que j'ai coupée au moment de me garer. Je contemple la petite rue devant moi, les maisons alignées. Je me dis que les gendarmes ont bien du courage de passer leur vie sous des cieux aussi gris, à braquer contre les voitures leurs jumelles électroniques, dans des paysages aussi plats et déprimants.

 

Supporte et abstiens-toi.

 

Le brigadier revient. Il me tend le papier. Je lui dois 90 euros. Un plein de courses, quasiment. Une paire de clarks en soldes. Un jean levi's. Près de 5 CD. Je ne montre rien de mon humeur maussade. Je dis un truc un peu marrant: «Bon ben, je ne vous dis pas merci, hein!» Cela semble l'amuser, il me dit avec un sourire «Ben, au plaisir de ne pas vous revoir, hein!» Et là, j'achève la scène. Je décide d'aller jusqu'au bout du processus. Je serai stoïcien jusqu'au bout. Je serai Sénèque à bout de souffrances, le corps ébouillanté et ouvert de partout, attendant la mort avec sérénité. Je serai Epictète se faisant torturer par son maître et lui disant dans un sourire «Tu vois, je te l'avais dit que tu allais me la casser, ma jambe!» Avant de repartir, je lance au brigadier, persuadé qu'il n'a JAMAIS dû entendre cette phrase venant d'un type qui venait de se prendre 90 euros et un point de permis en moins: «Bonne fin de journée, et bon courage!»

 

C'est là, pour moi, le vrai sens du stoïcisme.

 

Bien sûr, après cela, c'est ma petite famille qui, au soir, a fait les frais d'une baisse flagrante de stoïcisme chez moi: quand je suis rentré à la maison une heure plus tard, j'ai annoncé à la cantonade que je m'étais fait gauler putain de merde et que j'en avais plein le cul de cette vie de merde.

 

Sénèque tombe de sa baignoire.

 

 

(quand à ceux qui se demandent ce qu'il en est de la promesse de la première ligne de cette chronique, je n'aurai qu'une chose à dire: vous avez quel âge, voyons?)

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